Truong Thi Quyên, le chef de Little Asia, et sa passion pour les poivrons rouges
A Bruxelles, Little Asia est une institution culinaire. Ambassadrice pugnace de la belle et grande cuisine vietnamienne, elle en illustre dans chacune de ses recettes la subtilité et la légèreté, sublimant une tradition millénaire où les herbes, les épices et le piment servent d’écrin à des produits purs et authentiques.
L’histoire de Truong Thi Quyên a tout du conte de fées. Comme la plupart, le sien commence par des heures sombres et dans l’adversité, pour s’achever dans la lumière et la félicité. Née au centre du Viêt Nam, près de Quy Nhon, Quyên est fille de pêcheur. Son enfance se déroule dans un pays qui se reconstruit, après deux décennies de guerre impitoyable, dans des conditions économiques particulièrement difficiles. Lorsqu’elle a neuf ans, son père choisit l’exil, celui des boat people, direction la Belgique. Il lui faudra cinq années pour réunir les fonds nécessaires et payer les billets d’avion de ses six frères et soeurs et de sa mère. En 1985, la famille se retrouve en Flandre, à Wichelen. Quyên ne parle ni néerlandais, ni français…
50 DEGRÉS DE LATITUDE NORD
Flash forward. Nous sommes en 2004. Rue Sainte-Catherine, à Bruxelles. Little Asia ouvre ses portes. Un restaurant ‘asiatique’ comme il en existe fort peu à l’époque. Design impeccable, ambiance raffinée, service soigné et surtout, une demarche gastronomique affirmée qui met en valeur la sublime cuisine vietnamienne, avec des produits frais et locaux. « C’est une cuisine à la fois savoureuse, équilibrée et peu grasse. Elle repose sur la mise en valeur des ingrédients de base par l’utilisation de beaucoup d’herbes fraîches, d’épices mais aussi de piments, qui vont éveiller les papilles et ouvrir les sens, sans oublier le nuoc-mam, la sauce de poisson, qui dévoile les saveurs umami de chaque plat. L’emploi de bons produits est essentiel pour atteindre cet équilibre. Je choisis toujours la meilleure qualité et je compose mes plats en function de la saison. Nous travaillons par exemple avec du poulet des Landes. » Une cuisine vivante et naturelle, qui n’oublie pas la gourmandise et oscille avec élégance entre nostalgie et créativité. « Je veux rester fidèle au goût vietnamien, tout en faisant évoluer la forme. Au Viet-Nam, il y a peu de restaurants gastronomiques. Mais la street food est d’une richesse incroyable. Je cherche à adapter cette richesse, en la rendant agréable pour les Occidentaux. Je ne vais donc pas servir le poulet entier, avec sa tête est ses pattes, comme on le ferait à Hanoï ou à Da Nang, j’utiliserai plutôt des filets. J’adopte la même approche pour cuisiner du gibier, par exemple une belle découpe de faisan. »
La cuisine vietnamienne repose sur la mise en valeur des ingrédients de base par l’utilisation de beaucoup d’herbes fraîches, d’épices mais aussi de piments, qui vont éveiller les papilles et ouvrir les sens
Truong Thi Quyên • Little Asia




PIQUANT ÉQUILIBRE
Le travail de Quyên sur les herbes est exemplaire. Il apporte aux recettes une palette aromatique incroyable, tout en les rendant parfaitement digestes. Une maîtrise particulièrement sensible sur un plat emblématique du Viêt Nam, à la fois simple et complexe, le Phò. Un bouillon subtil, agrémenté de nouilles et de tranches de viande, que viennent parfumer des bouquets d’herbes, où dominent la coriandre, la cannelle, le clou de girofle, le citron vert et, bien sûr, le piment. « Le piment est essentiel dans la cuisine vietnamienne», souligne Quyên. « C’est la base de quasimenttoutes les sauces. Il fait partie de ces éléments qui apportent l’équilibre. Le piment est excellent pour la circulation sanguine, mais il permet aussi de mettre en lumière, par sa vivacité, les autres ponctuations aromatiques. Bien qu’au Viêt Nam, on utilise le plus souvent des piments oiseaux, nous travaillons essentiellement avec des piments espagnols. Le but n’est pas de rendre les plats piquants à l’excès, mais bien de leur donner des contrepoints. Encore une fois, l’équilibre, c’est la clé de ma cuisine. »
DON’T LOOK BACK IN ANGER
De son passé chargé en émotions et en épreuves, Quyên ne garde aucun regret. « Bien sûr, ma vie a été dure. Mais les difficultés permettent de se dépasser. Le bouddhisme nous enseigne de vivre pour le moment présent, de ne pas se morfondre en ressassant le passé. On ne comprend sans doute pas le sens de la liberté si on n’a pas connu la guerre. Ou pour reprendre les mots du maître zen Thich Nhat Hanh, ‘No mud, no lotus’ (NDLR : pas de lotus sans boue). » Chez Little Asia, on refuse le camouflage. Là où, trop souvent, la cuisine asiatique importee sous nos latitudes tend à tout noyer dans les sauces artificielles et le glutamate, Quyên prend le risque d’une pureté et d’une finesse sans filet. « Cela a évidemment un coût. Mais au final, la qualité est la meilleure publicité. Notre clientèle est d’ailleurs essentiellement composée d’habitués, qui viennent souvent de loin. Le centre de Bruxelles a subi des bouleversements, les attentats aussi bien que les dernières manifestations en ont donné une mauvaise image, dont nous ressentons les effets. Mais je reste malgré tout fidèle à ma ville d’adoption. Par amour pour mes clients. »
À COEUR OUVERT
La passion, comme un écho à l’odyssée de Quyên. Au bout de ce périple, cette femme extraordinaire, qui a porté sur ses épaules ses frères et soeurs, avant d’écrire l’épopée de Little Asia tout en fondant sa propre famille et en élevant deux enfants, porte un regard émouvant sur ses origines. « Avec l’âge, on se rapproche de ses racines. Je retourne chaque année au Viêt Nam. Et j’essaye de contribuer à ma façon au développement local. J’ai commencé avec rien, je ne veux pas oublier d’où je viens ». Un fil rouge des origines, un récit des migrations et des mutations, au-delà des langues et des frontières, sous le signe d’une générosité déconcertante.
INFOS
Little Asia
Rue Sainte-Catherine, 8
1000 Bruxelles
02/502 88 36
www.littleasia.be
Fermé dimanche, lundi et mardi